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"Suis-je une victime?"

4 organisations psychiques pour "panser" la blessure originelle


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La psychanalyse a toujours été l’un des rares lieux où la plainte de la victime peut être déposée sans être disqualifiée. Depuis Freud, elle accueille le témoignage d’un sujet qui tente de donner forme à ce qui l’a blessé. Le discours victimaire n’y est jamais traité comme une faiblesse ou une stratégie, mais comme une tentative de symboliser une expérience traumatique encore active.


Pourtant, toutes les personnes qui se sentent victimes ne le vivent pas de la même manière : chaque profil psychique organise différemment la blessure pour tenter de la guérir.


Cet article propose une conceptualisation des destins psychiques de la blessure infantile dans quatre organisations structurelles : psychotique, borderline, névrotique et perverse. À partir de Freud, Klein, Winnicott, Bion, Bergeret, Racamier et Ferenczi, il s’agit de montrer que la question n’est pas la réalité du trauma — commune à toutes — mais la manière dont chaque organisation psychique s'approprie la position de victime. Des vignettes cliniques illustrent chaque fonctionnement.


1. Structure psychotique : de la blessure originelle à la projection persécutive


1.1. Rupture précoce de la fonction symbolisante

Dans cette organisation, le monde est constamment interprété comme hostile : en arrière-plan demeure en continu le repérage de signaux d’alerte signifiant au sujet que « l’Autre me veut du mal, va trahir ma confiance ou abuser de son pouvoir sur moi ». Chez un sujet psychotique, la blessure infantile n’a pu être représentée ni questionnée. Winnicott écrivait : « l’expérience trop intense ne peut être comprise ni transformée en souvenir : elle reste brute, non symbolisée, comme une menace toujours actuelle ». Ferenczi, dans sa théorie du traumatisme réel, anticipe ce qu’on appelle aujourd’hui en psychotraumatologie, la "surdétermination traumatique" : le psychisme reste débordé, sans possibilité d’enregistrement du trauma dans un contenu narratif marquant la distinction entre passé, présent et futur. Les figures du passé et du présent sont perméables les unes aux autres : la figure d’attachement traitresse d’origine habite potentiellement toute personne en lien proche ou distant avec le sujet.


1.2. L’autre comme persécuteur

Dans la structure psychotique, l’Autre est vécu comme une présence menaçante dont les intentions sont fondamentalement hostiles. Ce vécu ne résulte pas d’une interprétation rationnelle mais d’un mode de fonctionnement projectif archaïque. L’enfant, n’ayant pas trouvé une figure contenant ses angoisses, attribue au monde extérieur les éléments insupportables de son monde interne. Ainsi, tout signe, même neutre, peut être transformé en menace. Cette anticipation constante d’agressivité colore toute la relation à l’Autre. Ferenczi rappelle que l’enfant non protégé glisse vers une hypervigilance extrême qui déforme sa perception de la réalité.


1.3. Violence défensive

La violence, dans la psychose, n’est pas un choix mais une réaction automatique déclenchée par la perception d’une menace envahissante. L’attaque vise à prévenir l’effondrement psychique plutôt qu’à nuire réellement. Le patient se trouve pris dans une boucle où sa propre agressivité, non reconnue comme telle, est vécue comme une riposte nécessaire. Bergeret décrit ce mécanisme comme une « violence défensive », soulignant son caractère réactionnel et non intentionnel.

 

Vignette clinique – Psychotique

Un patient entend un voisin fermer une porte et est convaincu qu’il s’agit d’un signal dirigé contre lui. Le bruit, pourtant anodin, devient dans son esprit une preuve d’hostilité. Pris de peur, il réagit immédiatement, persuadé d’être visé. Pour lui, la menace vient toujours de l’extérieur : ce qu’il ressent intérieurement comme "effrayant" est attribué au monde autour de lui comme relevant d'une menace intentionnelle.


2. Structure borderline : un processus de névrotisation contrarié


2.1. Un noyau psychotique en tentative de névrotisation

En filigrane, la conviction que « l’Autre n’est pas fiable » façonne le rapport au lien : la moindre variation relationnelle réactive la peur d’effondrement. Le sujet borderline vit dans une tension permanente entre un noyau psychotique, qui l’oriente vers la désorganisation, et une aspiration profonde à la névrotisation, c’est‑à‑dire à une stabilité interne compatible avec la vie sociale. Cette double polarité crée une dynamique psychique instable : le sujet cherche passionnément à appartenir au monde tout en redoutant qu’il ne s’effondre à chaque instant. Ces sujets sont « hyperadaptés en surface, désorganisés en profondeur », soulignant à quel point leur façade maîtrisée contraste avec un monde interne traversé d’angoisses archaïques. L’effort d’ajustement constant les épuise et renforce leur dépendance affective, rendant chaque lien vital mais potentiellement catastrophique.


2.2. La victimisation comme régulation du lien

La posture victimaire, chez le sujet borderline, n’est pas une stratégie consciente : elle est la manière la plus primitive et la plus efficace qu’il ait trouvée pour maintenir le lien et prévenir l’effondrement. La souffrance exprimée fonctionne comme un appel adressé à l’Autre : « Reste avec moi, regarde‑moi, ne m’oublie pas. » Cette demande n’est pas capricieuse ; elle traduit une détresse fondamentale liée à des expériences précoces d’inconsistance ou d’indifférence parentale. Selon Ferenczi, l’enfant non protégé développe une sensibilité extrême au moindre signe d’indifférence, qui est vécu comme une menace narcissique directe. Ainsi, la victimisation remplit une fonction d’attachement : elle appelle la présence, la réparation et la confirmation de l’existence du sujet. Sans cela, le borderline ressent un vide interne insupportable.


2.3. Condition de transformation

Pour poursuivre son processus de névrotisation — c’est‑à‑dire consolider un Moi cohérent et stable — le borderline doit progressivement quitter la posture victimaire et victimisante. Ce travail exige l’intégration d’un Surmoi moins persécuteur, capable de soutenir l’individuation plutôt que de condamner chaque inconstance de l’Autre. Il implique aussi l’apprentissage de la tolérance à la frustration : accepter que l’Autre ne soit pas toujours disponible, qu’il ne réponde pas parfaitement aux attentes, qu’il puisse différer sans abandonner. Selon Klein, le passage par l’ambivalence est essentiel : reconnaître que l’Autre peut être à la fois aimant et défaillant, attentif et limité. Cette transformation nécessite un cadre thérapeutique stable qui résistera aux attaques récurrentes du sujet, où la répétition des scénarios relationnels permettra au sujet de réinterpréter ses vécus, de donner un sens nouveau à ses angoisses et de développer une capacité de continuité psychique.


Vignette clinique – Borderline

Une patiente reçoit le message d’une amie : « je vais avoir 30 minutes de retard. » Immédiatement, elle se sent dévalorisée : « Mon temps n’a aucune importance à ses yeux. » Elle répond sèchement et annule la rencontre. Pour elle, chaque imprévu confirme qu’elle n’est pas considérée et que les autres ne sont pas fiables et dignes de l'intérêt qu'elle leur porte . Son amie tente de lui expliquer son problème mais peu importe, la défaillance de son amie est une preuve de manque de considération indiscutable. Pour un sujet borderline, toute variation du lien est interprétée comme une attaque, suivie d’une riposte agressive non reconnue. La dynamique illustre la "paranoïa relationnelle" décrite chez les organisations limites.


3. Structure névrotique : blessure reconnue, mais interdite par loyauté


3.1. Une souffrance interdite

Chez un sujet névrosé, le rapport à l’agressivité est inversé : le sujet tend à penser, souvent inconsciemment, que « c’est moi qui suis méchant », transformant la blessure en dette morale. Le névrosé a été blessé, mais s’interdit de se penser "victime" par loyauté envers ses parents. Ferenczi a théorisé ce processus dans "La confusion des langues" : l’enfant maltraité protège l’adulte en retournant l’agression contre lui-même.


3.2. Culpabilité retournée sur le Moi

La culpabilité névrotique n’est pas l’expression d’une faute réelle mais une défense contre la douleur d’avoir été blessé. Le sujet préfère croire qu’il a mal réagi, qu’il exagère ou qu’il a « mal compris », plutôt que d’admettre la réalité traumatique. Ce mouvement psychique renforce l’idée sous-jacente : « c’est moi qui suis injuste ». Cette auto-accusation permet de préserver l’idéalisation de l’Autre, mais au prix d’une profonde dévalorisation de soi. La culpabilité devient ainsi un organisateur psychique central et peut conduire à la répétition de scénarios relationnels où le sujet se place systématiquement en faute.


3.3. Travail analytique

Le travail thérapeutique vise à restaurer la capacité du sujet à reconnaître sa blessure sans s’y engluer. La cure permet de remettre en circulation une parole longtemps empêchée par la loyauté familiale et la culpabilité internalisée. L’enjeu est de redonner au sujet la possibilité d’attribuer correctement les responsabilités : distinguer ce qui relève de l’histoire, de l’environnement et de soi. Cette démarche exige un cadre stable qui autorise la régression et l’élaboration, afin de transformer la souffrance en matériau psychique assimilable. Le but n’est pas de désigner des coupables mais de restituer au sujet sa place dans son récit.


Vignette clinique – Névrosé

Un patient décrit une mère très dévalorisante. Pourtant il conclut : « Elle faisait de son mieux. Je ne veux pas être injuste. » Toute expression de douleur est immédiatement suivie d’une auto-invalidation. Il illustre la "tendresse traumatique" décrite par Ferenczi : l’enfant continue d’aimer son agresseur pour survivre psychiquement. Cela peut déboucher à l'extrême sur le syndrôme de Stockholm, phénomène psychologique dans lequel une victime développe un attachement et une loyauté envers son agresseur.


4. Structure perverse : victimisation instrumentale et emprise


4.1. Façade névrotique, noyau archaïque

Sous l’apparence d’une adaptabilité sociale, le pervers présente un fonctionnement interne marqué par le clivage et le déni. Il imite parfaitement les codes affectifs, moraux et relationnels, mais cette imitation sert de paravent protecteur. En profondeur, le sentiment dominant est : « c’est l’autre qui est mauvais », car toute forme d’agressivité interne est intolérable et doit être expulsée. Ce mécanisme permet au sujet de préserver une image idéalisée de lui-même tout en projetant l’hostilité sur autrui. Racamier note que certains patients apprennent à « imiter la normalité » pour survivre psychiquement, une description qui s’applique parfaitement à cette dynamique. Le pervers imite les codes sociaux : empathie apparente, discours moral. Green parle d’une « mise en scène du lien social ». 


4.2. Victimisation instrumentale

Chez le pervers, la posture de victime n’est pas spontanée mais construite. Il s’agit d’un mode d’emprise sophistiqué qui permet de désarmer l’autre et de capter sa sympathie. Le discours victimaire fonctionne comme un écran de fumée, masquant la violence exercée dans l’intimité. Racamier décrit ce processus comme un « retournement pervers », où l’agresseur se présente comme le blessé tandis que la véritable victime est accusée. Cette stratégie vise à brouiller les repères de l’Autre, à semer le doute et à rendre toute remise en question presque impossible. La victime finit par croire qu’elle est elle-même la source du problème.


4.3. Violence froide et clandestine

La violence perverse est calculée, silencieuse et souvent invisible pour l’extérieur. Elle se déploie dans l’intimité, là où aucune tierce personne ne peut témoigner. Contrairement à la violence psychotique ou borderline, elle n’est ni défensive ni impulsive : elle est organisée. Le sujet met en place des micro-attaques qui érodent progressivement l’estime de soi de l’autre : insinuations, remises en question, contradictions répétées, humiliations subtiles. Cette violence vise à maintenir l’autre sous emprise tout en préservant une image irréprochable auprès de l’entourage. Ainsi, le pervers apparaît souvent comme « gentil » ou « admirable » socialement, tandis que la victime est isolée, invalidée et rendue inaudible.


Vignette clinique – Pervers

Un parent raconte aux proches et aux enseignants que son enfant « provoque tous les conflits » à la maison : « Il cherche tout le monde, il cherche la guerre, il a un problème. » À l’extérieur, le parent se présente comme épuisé, victime, « seul à tout gérer », cherchant compréhension et sympathie.

Pourtant, dans l’intimité, il critique constamment l’enfant sur ses centres d'intérêts, le dévalorise quand il ne répond pas à ses attentes, lui attribue des intentions malveillantes, lui dit : « Tu me fais du mal exprès. » Toute réaction de l’enfant, même de défense ou de tristesse, est immédiatement interprétée comme une agression.

Le parent raconte alors : « Vous voyez ? Il m’attaque tout le temps. Je ne fais que me défendre. » Il inverse systématiquement les rôles : l’agressivité vient de lui, mais il se présente comme celui qui subit.

La vignette illustre parfaitement le retournement pervers : fabrication d’un récit victimaire, instrumentalisation de l’Autre (ici l’enfant), et dissimulation d’une violence froide sous une apparence de parent débordé et maltraité. C’est un exemple classique de victimisation instrumentale.

 

Conclusion

 

Au terme de cette exploration des différentes façons dont les structures psychiques intègrent, transforment ou instrumentalisent la position de victime, une constante apparaît : la victimisation n’est jamais un simple statut, mais un mode d’organisation interne profondément enraciné dans l’histoire affective du sujet. La psychose projette la menace sur l’Autre, le borderline vit dans la crainte d’un Autre inconsistant, le névrosé retourne la faute contre lui-même, et la perversion expulse l’agressivité en se construisant une façade irréprochable. Chacune de ces modalités exprime une tentative, plus ou moins réussie, de donner forme à une blessure originaire.

 

Ainsi, la question n’est pas de savoir si un sujet « est » une victime — tous le sont, à un moment ou à un autre — mais de comprendre comment cette position s’articule dans son économie psychique. En ce sens, reconnaître et analyser ces modalités n’a pas pour but d’étiqueter, mais de restituer aux patients la possibilité de se dégager des répétitions qui les enferment. Le travail thérapeutique, quelle que soit la structure, consiste à transformer la douleur en expérience symbolisable, à distinguer le passé du présent, et à réintroduire du choix là où il n’y avait que contrainte.


Freud : « Là où était le Ça, le Moi doit advenir. » La sortie de la posture victimaire n’est pas un reniement de la souffrance, mais un acte de subjectivation : accepter d’être l’auteur — et non seulement l’héritier — de son propre vécu. C’est ce mouvement qui, progressivement, permet au Moi d’advenir à lui-même.

 

Bibliographie

Bergeret, J. (1974). La personnalité normale et pathologique. Paris : Dunod.

Bion, W. R. (1962). Learning from Experience. London : Heinemann.

Ferenczi, S. (1932). Confusion des langues entre les adultes et l’enfant. In : Œuvres complètes. Paris : Payot.

Freud, S. (1914). Remémoration, répétition, perlaboration. In : OCP, PUF. Green, A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Minuit.

Kernberg, O. (1975). Borderline Conditions and Pathological Narcissism. New York : Jason Aronson. Klein, M. (1946). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes. In : Développements de la psychanalyse. Paris : PUF.

Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI. Paris : Seuil.

Racamier, P.-C. (1992). Le génie des origines. Paris : Payot.

Winnicott, D. W. (1962). The Maturational Processes and the Facilitating Environment. London : Hogarth Press. Winnicott, D. W. (1963). Fear of Breakdown. In : Collected Papers.

 
 
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