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Pourriez-vous aimer une personne autiste Asperger ?

Dernière mise à jour : 19 oct.

Quand la quête de vérité à tout prix rencontre la tolérance et la diplomatie.


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1. Deux façons d'habiter le monde : entre l'être et le paraître, la nécessité d'une alliance


Temple Grandin écrivait : "Le monde a besoin de toutes les formes d'esprit" 


Aimer une personne autiste Asperger, c’est être confronté à un autre régime de vérité. Là où la plupart d’entre nous apprennent à s’adapter, à arrondir les angles, la personne autiste cherche la vérité absolue : celle du soi, de l’autre et du monde. Elle ne joue pas un rôle, ne maquille pas ses émotions, ne supporte pas les demi-vérités. Pour elle, le mensonge social est une trahison de l’âme.


Le monde neurotypique, lui, repose sur une autre logique : celle du lien, de la modulation, du compromis. Il faut savoir paraître pour appartenir, ménager pour maintenir, composer pour survivre. Ce monde du masque, décrit par Balzac dans La Comédie humaine, a ses règles tacites : la politesse remplace souvent la sincérité, et le lien passe avant la vérité.


Ces deux univers se heurtent souvent : l’un perçoit l’autre comme rigide ou froid ; l’autre ressent le masque comme une violence, une trahison. Pourtant, c’est dans ce frottement même que peut naître une forme d’amour rare : un amour sans transaction, mais habité par la tolérance.


2. L’exigence autistique : l’éthique comme boussole


Chez la personne autiste Asperger, la relation n’est jamais utilitaire. Elle s’inscrit dans une forme d’éthique kantienne : on ne cherche pas à plaire, on cherche à être vrai et à rencontrer la vérité de l'autre.


Kant écrivait : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »


C’est exactement ce que fait l'Asperger : elle ne séduit pas, elle se montre telle qu’elle est. Elle ne manipule pas, elle expose clairement ses intentions. Elle refuse le calcul, même si ce refus la rend vulnérable. Cette fidélité au vrai est souvent perçue comme intransigeance. Mais c’est une intransigeance éthique, non une dureté. Elle découle d’un besoin vital pour la personne autiste: ne pas se trahir soi-même.


Dans un monde où les apparences commandent, cette fidélité peut paraître étrangère, parfois dérangeante — et pourtant, elle est le lieu d’une pureté relationnelle que beaucoup recherchent sans le savoir car qui ne rêve pas au fond d'être aimé dans sa vérité plutôt que dans une mise en scène de soi?


3. Le masque social : la comédie nécessaire


À l’inverse, le monde neurotypique s’est construit sur la diplomatie. Balzac, encore, en fit le théâtre : chaque personnage revêt un masque pour survivre dans la société, pour exister aux yeux des autres, pour ne pas être exclu.


Ce masque n’est pas toujours mensonge ; il est parfois outil de paix. Il protège des jugements, facilite les échanges, adoucit les vérités trop tranchantes.


Pour la personne Asperger, cette mise en scène est souvent insupportable : elle y voit hypocrisie, double langage, manipulation. Pour la personne neurotypique, à l’inverse, la sincérité nue de l’autiste peut sembler brutale, dénuée de tact et d'empathie.


L’un vit dans le code de la transparence, l’autre dans le code de la modulation. Ces deux systèmes linguistiques se rencontrent sans toujours se comprendre ; ils parlent des langues différentes, au sens où l’entendait Wittgenstein : chacun vit dans un « jeu de langage » dont il ignore les règles de l’autre.


4. Wittgenstein et les jeux du malentendu


Wittgenstein rappelait que « le sens d’un mot, c’est son usage dans la langue ».


Un neurotypique dira « promis, j'arriverai à 20h » pour dire « je ferai tout mon possible pour être à peu près à l'heure » ; un autiste l’entendra comme "il s'est engagé à arriver à 20h pile". Ces micro-écarts d’usage deviennent des fractures existentielles : l’un croit à la parole littérale qui ne dit pas vrai, l’autre parle dans le registre social. D’où les blessures réciproques : l’un se sent trompé, l’autre jugé. Apprendre à s’aimer entre ces deux grammaires, c’est apprendre à traduire le monde de l’autre.


Cela exige de la rigueur du côté neurotypique (expliciter les mots, clarifier les intentions) et de la souplesse du côté autiste (décoder le littéral, explorer l’implicite). C’est, au fond, un travail philosophique : rétablir le lien entre le langage et le sens.


5. Newton ou la physique des forces affectives


Les relations, disait Newton, obéissent à des lois : chaque action entraîne une réaction égale et opposée. Dans le couple autiste-neurotypique, cette loi se manifeste avec une intensité particulière : plus l’un cherche la précision, plus l’autre tente de détendre ; plus l’un réclame la vérité, plus l’autre craint la rupture.


Mais comme en mécanique, le système se stabilise quand les forces trouvent leur équilibre : La vérité devient gravité : elle donne du poids à la relation. La tolérance devient orbite : elle empêche la gravité de tout écraser. L’amour, ici, est un phénomène newtonien : il tient quand les forces contraires s’attirent sans se détruire.


6. Camus : de la mesure dans la révolte


Camus voyait dans la révolte une exigence d’absolu qui refuse l’absurde sans détruire l’humain. L’autiste, lui aussi, se révolte contre le mensonge du monde. Mais s’il ne trouve pas la mesure camusienne, sa révolte devient solitude et isolement. La personne neurotypique, de son côté, sait préserver la mesure, mais risque parfois d’y perdre la profondeur : elle préfère l’harmonie à la vérité, le paraître à l'être. Là encore, la rencontre est possible : l’un rappelle à l’autre que la vérité est le fondement de tout amour ; l’autre rappelle que la douceur en est la condition de survie.


Camus dirait qu’il faut révolte et tendresse à la fois : la révolte pour ne pas trahir, la tendresse pour ne pas blesser.


7. Lévinas : le visage, la responsabilité et l’hospitalité


Pour Lévinas, l’éthique naît de la rencontre avec le visage d’autrui.


Ce visage, c’est la nudité absolue : il me regarde, il me convoque, il me rend responsable. La personne autiste incarne souvent cette exigence : elle veut être vue sans masque, et elle voit l’autre au-delà du masque. Elle perçoit l’authenticité du visage, la vérité de la présence. Mais ce regard peut aussi effrayer, car il abolit la distance protectrice.


Lévinas nous enseigne que la relation n’est pas fusion mais hospitalité. Aimer une personne autiste, c’est lui offrir cette hospitalité : un espace où sa vérité n’est pas rejetée parce qu'abrupte. Aimer une personne neurotypique, c’est accepter que le masque ne soit pas toujours mensonge, mais forme de pudeur. Dans les deux cas, il s’agit de répondre de l’autre, sans vouloir le normaliser ou le formater.


8. Vers une alliance des contraires


La vérité sans tolérance devient violence. La tolérance sans vérité devient indifférence. Entre ces deux pôles se joue la possibilité d’un amour éthique : authentique et tolérant à la fois. La personne autiste rappelle au monde la dimension éthique de l’amour : l’amour comme fidélité à l’être, non comme exploitation ou transaction. La personne neurotypique rappelle à l’autiste la dimension humaine : la nécessité de ménager, d’adapter, de composer. Ensemble, ils incarnent deux vertus qui se manquent : l’amour vrai et la tolérance. Ce qui sépare leurs mondes peut devenir ce qui les relie : l’un donne sens, l’autre donne souffle.


9. La vérité comme don d'un sens à la vie, la tolérance comme grâce


Aimer une personne autiste, c’est entrer dans une zone où les faux-semblants meurent et ne protègent plus. C’est être sommé d’être vrai, ou de partir.


C’est éprouver la rigueur de Kant, la lucidité de Camus, la profondeur de Lévinas, la précision de Wittgenstein, la mécanique subtile de Newton et la clairvoyance de Balzac! Et je ne parlerai pas de Nietzsche dont la critique du conformisme moral résonne avec l'intransigeance autistique, refusant la morale du troupeau qui rassure en interdisant de penser.


Mais c’est aussi découvrir une grâce : celle d’être aimé pour soi, non pour ce qu’on donne, non pour ce qu’on joue. C’est recevoir un amour qui ne se négocie pas, un regard qui ne se détourne pas, une présence qui ne sait pas tricher. Et pour la personne autiste, aimer une personne neurotypique, c’est apprendre à pardonner au monde sa complexité, à tolérer les zones d’ombre, à accueillir la fragilité humaine sans y voir trahison et lâcheté. C’est accepter que la vérité, parfois, doive attendre que l’autre soit prêt à la recevoir.


Conclusion


La rencontre entre une personne autiste et une personne neurotypique n’est pas un paradoxe : c’est une expérience éthique et existentielle.


Elle met en jeu deux formes de sagesse :


Celle de la loi intérieure (Kant), de la révolte lucide (Camus), de la langue exacte (Wittgenstein). Et celle de la mesure sociale (Balzac), de la gravitation des forces (Newton), de la responsabilité du visage (Lévinas). Ce n’est pas un amour facile ; c’est un amour exigeant, parfois âpre, mais souvent fécond car l’autiste Asperger apporte au monde le rappel du vrai, et le monde lui offre, en retour, la possibilité de respirer dans l'imperfection que nous partageons tous en commun.


Bibliographie


Balzac, H. de. (1829–1850). La Comédie humaine. Paris : Calmann-Lévy.

Camus, A. (1942). Le Mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard.

Camus, A. (1951). L’Homme révolté. Paris : Gallimard.

Kant, E. (1785). Fondements de la métaphysique des mœurs.

Kant, E. (1788). Critique de la raison pratique.

Lévinas, E. (1961). Totalité et infini. La Haye : Martinus Nijhoff.

Lévinas, E. (1982). Éthique et infini. Paris : Fayard.

Newton, I. (1687). Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica. Londres.

Nietzsche, F. (1882). Le Gai savoir. Paris : Gallimard (trad. fr. 1950).

Nietzsche, F. (1883–1885). Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Gallimard (trad. fr. 1969).

Nietzsche, F. (1886). Par-delà le bien et le mal. Paris : Gallimard (trad. fr. 1971).

Wittgenstein, L. (1953). Philosophical Investigations / Recherches philosophiques. Oxford : Blackwell.

Grandin, T. (1995). Thinking in Pictures. New York : Vintage Books.


Pour aller plus loin :

Canguilhem, G. (1966). Le Normal et le pathologique. Paris : PUF.

Foucault, M. (2001). L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981–1982). Paris : Gallimard/Seuil.


 
 
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